CHAPITRE XVIII

Elyia ne se précipita pas directement sur La Cernagora, elle devait d’abord s’acquitter d’une dette en prévenant Eslem et Kansig de ce qu’elle avait découvert, une dette qui pouvait bien faire la différence entre la vie et la mort. Comme le message qu’elle avait à leur communiquer excluait le moyen dont elle disposait pour le transmettre, elle se rendit à la villa abritant Céli et Gerndt.

Ce fut Gerndt qui l’accueillit.

— Alors ? s’enquit-il.

— Pas le temps. Où est Sirk ?

— Sirk ? Dans la chambre où tu as dormi.

— Je vais le voir. Pendant ce temps, réveille Céli et démerdez-vous pour dénicher un agrave. Ne le piquez pas, essayez de dégoter quelque chose de discret et tenez-le prêt. (Elle se ravisa.) Un monag suffira, s’il le faut, mais un biplace et pour tout de suite, okay ?

Un peu éberlué, Gerndt s’exécuta. Avant qu’il ait atteint l’étage, Elyia réveillait Sirk, sans douceur.

— Elyia ? s’égaya-t-il néanmoins.

— On n’a pas le temps des civilités, Sirk. Écoute-moi bien et réponds à mes questions.

Il acquiesça d’un battement de paupières très sérieux.

— Sais-tu où sont Bé, Kans, Spin et Nésis ?

— Non.

Elyia s’y attendait.

— D’accord. Est-ce que tu peux les trouver ?

— Ben… peut-être, ouais. Enfin… si y veulent pas, ça sera dur : c’est vachement grand, Cinq-Tanat, tu sais ?

Il était difficile de ne pas sourire. Elyia montra quelques dents et se referma aussi sec.

— Il faut que tu les trouves, Sirk, et ça urge vraiment. Tu piges ?

— Ils sont en danger ? Les types qui ont fait péter la grotte ?

Elyia lui mit un doigt sur la bouche pour l’arrêter.

— Tu piges très bien, confirma-t-elle. C’est Gerndt qui te servira de pilote. Je ne sais pas comment tu t’y prends, mais guide-le sans paniquer : on n’est pas à une journée près. Banco ?

— Banco. Et il me faudra vachement moins d’un jour.

« Tant mieux ! » ne prononça pas Elyia.

Le temps que Sirk s’habille, elle rejoignit Gerndt et Céli dans le patio. Elle ne s’embarrassa toujours pas de fioritures.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Céli.

— Vous avez l’agrave ?

Gerndt secoua la tête négativement.

— À cette heure-là et aussi vite, c’est impossible. Par contre, quelqu’un nous prête un monag. On l’aura d’ici dix minutes.

Elyia hésita. Elle aurait pu leur laisser l’agrave du Cabinet d’Urgence et attendre le monag, mais l’appareil de Carnji était trop facilement repérable.

— Ça ira, fit-elle. Gerndt, tu vas conduire Sirk jusqu’à Kansig. Il ne sait pas encore où, mais il finira par trouver, alors ne le brusque pas et fais ce qu’il te dit.

Les deux jeunes gens s’étonnèrent ensemble. Ce fut Céli qui l’exprima.

— S’il y a urgence, il suffit de se brancher sur Connexion et…

— Non, justement. C’est pour les avertir de ne plus utiliser aucun réseau info. Le vampire que Spin cherche, c’est Ender.

Les yeux de Céli étaient toujours aussi incrédules.

— C’est quoi cette histoire de vampire ?

— Je n’ai pas le temps de t’expliquer. Gerndt le fera à l’occasion ou demande à Carnji… mais pas par com, va le voir… et pas maintenant, il est chez Thrimp. (Elle serra les dents, ferma les paupières une seconde et reprit.) Céli, quoi qu’il arrive dans les heures ou les jours à venir, ne change rien à tes projets ni à ta façon de te comporter. Si Saryll s’aperçoit que tu en sais plus que tu ne dois, il y mettra le temps mais aussi les hommes qu’il faudra, et tu n’auras aucune chance. Et c’est valable pour Gerndt, pour Carnji, pour n’importe qui. Vous ne savez rien, donc vous ne faites rien. Maintenant, j’y vais…

Cela ressemblait à un adieu. Ils firent semblant de ne pas s’en rendre compte.

★ ★

Elyia ne chercha pas à finasser, elle posa l’agrave sur le toit de la boîte et s’annonça dans le visiphone qui gardait l’accès à l’ascenseur. Les battants s’écartèrent immédiatement et se refermèrent dès qu’elle fut entrée. Elle n’eut même pas besoin de sélectionner un étage, l’appareil entama sa descente sans ordre. Elle estima qu’il s’immobilisa plusieurs mètres en dessous du niveau de la place.

— Miss Nahm, la réceptionna celui qui lui avait recommandé de joindre Saryll. Si vous voulez me suivre.

Il était armé, comme tous ceux qu’elle croisa dans les corridors ou qu’elle aperçut par les portes béantes, et elle, ne l’était pas. En tout, plus de vingt agents dans une dizaine de bureaux, et les locaux pouvaient avoir plusieurs profondeurs. C’était un véritable centre opérationnel, avec ses fonctionnaires, ses ordinateurs et probablement son stock d’appareils et d’armes en tous genres. Il était toutefois surprenant qu’il fût autant fréquenté à cinq heures du matin.

— Nous achevons de déménager, expliqua son guide, et il faut que ce soit fini dans la journée. Cela provoque pas mal de va-et-vient et une surcharge de travail, mais nous avons l’habitude. L’ansible est là.

Il poussa une porte, s’effaça pour la laisser entrer et ressortit aussitôt.

— Si vous avez besoin de moi, je suis dans le bureau sur votre gauche.



— Ah ! Elyia.

Comme s’il n’attendait pas son appel ! Pourtant ce ne fut pas le son de sa voix, ni l’hypocrisie qui dégoulinait de son sourire calcifié. Elyia eut envie de vomir en le voyant, cadré en plan large derrière son bureau, figé dans son lévitant, plus vieux que toujours. C’était comme de se retrouver face à lui, quelques semaines en arrière, ou avant encore : chaque fois qu’on la tirait de sa cuve pour la conduire à lui. Mais d’ici, ce ne pouvait pas être une simple aversion. Cette scène, elle ne voulait plus la revivre, et elle ne devait pas le montrer.

— Salut, Grand Chef. Faut pas vous fâcher, mais j’ai encore fait mon boulot de travers.

Il était dans un stade de momification trop avancé pour que ses traits soient lisibles – et ses prothèses oculaires ne risquaient pas de trahir ses émotions  mais il avait reçu son introduction de plein fouet, à n’en pas douter.

— Je ne sais toujours pas ce que vous attendez de moi, reprit-elle, et le seul salaud que j’ai déniché est assis dans votre fauteuil. Avouez que c’est démoralisant.

— Je crains de ne pas comprendre, Elyia.

Sec et paternaliste, il ne remettait pas l’accusation en cause, il voulait savoir si elle était motivée.

— Ben voyons ! Combien de temps vous a-t-il fallu pour déplomber Connexion ? Et combien pour le parasiter ?

— Ah ! Ça ? Quelques semaines.

— Bien avant de me réactiver, donc. Et je débarque en bon chien de chasse pour lever des gosses, dont vous avez piqué le jouet en douce à seule fin de leur imputer vos saloperies ! Propre, non ?

De sa main droite, Saryll tripota le clavier sur l’accoudoir pour changer le lévitant d’inclinaison. Il se préparait à une longue discussion.

— Ce ne sont pas des gosses, Elyia, et je doute que tu l’ignores.

— Qu’est-ce qui les vieillit tant que ça, Grand Chef ? Leurs physiques de jeunes adultes ou leurs petits talents psioniques ? Vous devriez passer quelques jours avec eux… à jouer les arrière-grands-pères, par exemple. Mentalement, ils ont l’âge de leur cadette. C’est rafraîchissant, vous verrez.

— C’est tout ce que tu as appris ?

Un peu d’indignation, un peu de réprobation, il la provoquait sans se soucier qu’elle comprenne la provocation jusqu’à la retourner à son profit.

— Non, repartit-elle sur un ton tranquillisant. J’ai appris que vous n’en étiez pas à votre coup d’essai, qu’il y a trente ans vous jouiez déjà au redresseur de rêves, que vous faites une allergie aux ados vaguement psi et que vous ne vous contentez pas de veiller à la constitution cintanatie. Mille agents, c’est beaucoup pour un simple cabinet d’assurance, mais pour une succursale qui a son propre siège social dans les coulisses du gouvernement, c’est un minimum. Ender fait quoi ici, Grand Manitou ?

— Nous sommes l’unique rempart contre le Polytan, donc le totalitarisme, donc la guerre. Nous préservons Cinq-Tanat d’elle-même pour la préserver des autres, et ce n’est pas une sinécure, parce que ses vieux démons reviennent à la charge de manière cyclique.

Elyia soupira.

— Ender joue les gros bras contre un vilain mot ! Ce serait comique si cela ne conduisait pas à quelques épurations.

— Sais-tu ce que signifie ce mot ? explosa Saryll. Textuellement, il veut dire : « toutes les libertés ». L’anarchie, Elyia ! Tu sais où cela mène ? Tu sais où cela a mené ? Veux-tu que je te raconte une histoire ?

La stupeur que ne put retenir Elyia fut si flagrante que Saryll en exulta. Mais il se trompait de victoire.

— Anande, souffla-t-elle.

— Ah bon, tu sais ça. Alors on va s’épargner des détails inutiles. Avant d’être mis hors d’état de nuire, les Taneïs ont programmé leurs prisonniers pour se perpétuer génétiquement à travers les siècles et, de cobayes, ceux-ci sont devenus les porteurs de leurs tares. Pendant longtemps, leurs manipulations ont eu des résultats bénins, parce que la récessivité fonctionnait mal et qu’ils étaient de vulgaires apprentis sorciers. Épisodiquement, les Cintanaties enfantaient des gosses malades, mal formés, déficients ou débiles. Cela se produisait selon un cycle et n’avait d’autre effet qu’accroître légèrement le nombre de naissances anormales dans les statistiques médicales. Puis la nature s’est organisée, comme toujours, en s’efforçant d’aboutir à des conformations viables autour des gènes trafiqués. Il y a un siècle et demi, sont apparus les premiers psis, mentalement fragiles, psychologiquement instables, mais opérationnels. Depuis, leur proportion dans la population ne cesse de croître et leurs facultés s’affinent.

Elyia écoutait, elle le faisait même avec une acuité critique, mais une tempête balayait ses neurones et elle se refusait le droit d’intervenir pour la laisser enfler.

— Nous en sommes à un pour mille, poursuivait Saryll, et nous avons du mal à contenir la progression. Depuis soixante ans, nous utilisons un programme de dépistage qui permet de détecter la plupart des cas critiques et de les extraire de Cinq-Tanat, afin de les orienter sur un cursus qui aboutit ici, dans un centre de formation spécialement créé pour la maîtrise de leurs particularités. Les plus doués finissent par travailler pour Ender, les autres reçoivent un enseignement de très haut niveau et sont dirigés vers des carrières et des planètes où nous pouvons conserver un œil sur eux et leur descendance. Notre seul souci est de les tenir éloignés de tout ce qui évoque le Polytan.

« Il y a trente ans, nous avons failli nous faire déborder et, depuis un an, nous le sommes. J’ignore comment et pourquoi, les psis cintanatis sont invariablement attirés par le mythe du Polytan. Nous avons soupçonné Lem et nous avons introduit quelques faux Lémains pour tendre un piège, en vain. En désespoir de cause, nous éliminons les irréductibles.

La tempête était à son paroxysme. Elyia se plaça dans l’œil du cyclone pour ne pas alerter Saryll.

— Eslem et compagnie, dit-elle. Je l’avais bien compris. Qu’allez-vous faire de Céli ?

— Rien. Nous avons découvert qu’elle contribuait efficacement à endormir la Félonie et à désarmer les Enclaves. Cela nous convient. Par la suite, elle s’empêtrera dans son histoire d’Egocratie, cela nous ravit d’autant plus que nous allons distiller cette Egocratie comme leitmotiv social. Disons que ce sera le nouveau but à ne pas atteindre… la carotte que nous opposerons à chaque rébellion. Un vaccin anti-Félons, quoi.

Ne restait qu’une question et Saryll était mûr pour y répondre. Elyia la joua désabusée.

— Qu’est-ce que je fous ici, Grand Guru ?

— Rien de plus que ce que le message décodé disait.

— Ah non ! Nous nous connaissons trop bien pour que vous me fassiez avaler ça. Je ne flingue pas des gosses sur commande et vous le savez parfaitement !

Quelque chose d’ironique tendit les lèvres de Saryll.

— Nous n’arrivions pas à les atteindre, avoua-t-il, ni par Thrimp, ni par nos agents infiltrés dans les Enclaves, ni par Connexion. Les interventions de Sland peuvent être chronométrées, pas localisées. En clair, nous savons toujours à quelle distance il se trouve de notre ordinateur, mais pas dans quelle direction chercher. Toi, je savais que tu y parviendrais. L’astuce consistait à provoquer une situation critique qui t’amène à nous les offrir sur un plateau. Nous te suivons de très près depuis le début, en nous arrangeant pour que la pression émotionnelle soit forte. Quand nous t’avons perdue, nous savions que tu étais en contact avec nos cibles. Il a suffi de menacer la petite Céli et de coller un mouchard sur le fils Carnji. Malheureusement, il nous a pris de vitesse.

Un mouchard ! Elyia n’eut pas à demander si Sirk le portait encore. Saryll ne s’interrompit pas :

— J’ai craint un moment qu’il n’y ait pas de deuxième occasion, mais c’était sans compter sur ton intelligence. Si j’ai bien compris, nous avons actuellement un commando qui file un monagrave et, cette fois, nous ne les raterons pas.

— Pourquoi cet acharnement ?

— À cause d’Eslem, il est trop doué. Malgré notre contre-propagande, il a tous les atouts pour recruter de nouveaux adeptes du Polytan parmi les futurs psis. Les autres sont moins dangereux, mais ils en savent trop.

À l’intérieur, Elyia ramassa un peu plus la tempête sur elle-même. À l’extérieur, elle donnait l’impression de peser des pour et des contre que Saryll croyait dominer. De temps en temps, elle levait les yeux pour s’assurer qu’il était toujours là, toujours aussi répugnant qu’Ender était dégueulasse sur Cinq-Tanat.

— Je voudrais rentrer, annonça-t-elle finalement.

Il fut impeccablement mielleux.

— Je te comprends, mais il faut attendre que le Congrès de Shimer lève le blocus. Les élections auront lieu d’ici trois semaines, cela te fait donc encore environ un mois…

— C’est maintenant ou jamais, Grand Chef. Ça aussi, je suis certaine que vous le comprenez.

Saryll l’étudia longuement, comme s’il cherchait à déterminer l’état dans lequel il voulait la voir revenir. En quelques jours, la mémoire intacte et écœurée, ou subitement, toute neuve mais sans souvenirs. De toute manière, il faudrait la laver de ces souvenirs-là (cette version d’elle n’accepterait plus de mission, sinon pour la saboter), mais en attendant, il ne voulait pas se priver du plaisir de la voir souffrir de dégoût.

— D’accord, fit-il, je donne les ordres en conséquence.



Dès que la communication fut interrompue, Elyia se précipita dans le bureau où l’attendait l’agent qui l’avait introduite. Il l’accueillit d’un sourire jovial.

— Alors ?

— Vous allez devoir me supporter un jour ou deux, lui retourna-t-elle, Saryll ne peut pas m’évacuer tout de suite. Il y a des piaules là-dedans ?

— Bien sûr.

Elle mit plusieurs tonnes de charme dans un seul sourire.

— Vous êtes mon guide.

L’agent se leva, contourna sa table de travail et passa devant elle. Elle ne frappa qu’une fois, à la nuque. Puis elle ramassa l’arme de sa victime, retourna dans la chambre de transmission, ignora l’ansible et coupla le com à un ordinateur. Il lui fallut dix minutes pour sortir du réseau protégé d’Ender et quarante secondes pour atteindre un centre contrôlé par Connexion. Le lapin de Sland apparut immédiatement. Elle s’identifia et frappa un message très court.

« Gerndt et Sirk vont débarquer d’une minute à l’autre. Ender les file. Renvoyez-les et planquez-vous. J’arrive. »

Elle ne sut pas si Spin répondit, elle coupa sans même lui demander de se situer. Elle ne pouvait pas mieux l’assurer de l’authenticité de l’appel. De toute façon, là où elle se trouvait, quelqu’un était forcément en relation avec le commando suiveur.

À la seconde où elle quitta la pièce, le cyclone qu’elle ne pouvait plus contenir explosa et, dans ce vase clos où personne ne l’attendait, il fut dévastateur.